Un café noir et un cookie

La journée allait commencer. Pour moi, ça faisait plusieurs heures qu'elle avait commencé, pourtant. Mais officiellement je devais être à la base pour les entrainements des jeunes recrues, comme à mon habitude. Et comme mon habitude, j'avais garé mon véhicule non loin d'un café. Je regarde ma montre et il est 08:00 tout pile. Le coude sur la portière, contre la fenêtre, ma main passe sur mon visage. Je soupire. Je ne devrais pas m'infliger ça. Elle... Elle n'est pas... Elle n'est pas faite pour moi, elle est trop bien pour moi et puis de toutes façons, je ne sais pas quoi lui dire. Je vois le rideau de fer se lever. Elle est à l'heure, comme toujours. Je soupire une nouvelle fois. Incapable de résister, je finis par sortir du véhicule et comme à mon habitude, je passe les portes du café à 08:02.

Et toujours comme d'habitude, ma volonté se meurt dans ma gorge. J'entends mon propre coeur qui bat la chamade, c'est pire qu'une attaque à la bombe. Il n'y a personne d'autre, juste elle et moi. J'avance jusqu'au comptoir, les lunettes de soleil perchées sur le nez, l'uniforme impécable et les rangers parfaitement cirées. Elle doit en avoir marre de me voir débouler toujours ainsi. Par contre, tous les jours, elle est différente, tous les jours, elle porte des vêtements qui la mettent en valeur. Et tous les jours, j'ai l'impression d'être un benet qui ne sait pas pourquoi il entre dans un café. Surtout que je prends toujours la même chose. Je suis certain qu'elle doit en avoir marre. Pourtant, j'ai toujours un sourire et aujourd'hui comme d'habitude, c'est ainsi qu'elle m'accueille.

Et c'est ainsi que je succombe, tous les jours, à ce sourire angélique.

- Bonjour, Cleo.

Pendant l'espace d'un instant, c'est tout ce que j'arrive à dire. Son prénom, il est inscrit sur l'étiquette métallique à sa poitrine. Le mien, n'est pas mon prénom, mais mon nom, brodé sur l'uniforme. Mais cela fait un moment que je lui ai donné mon prénom. Parce qu'entendre un "monsieur O'Reilly", ça me perturbe beaucoup trop. Je préfère "Jeremy", même si, ça me fait drôle chaque fois que quelqu'un m'appelle ainsi. J'ai beaucoup trop l'habitude de "sergent" ou de "scarecrow"... Mais dans sa bouche, "Jeremy", ça en devient presque... apaisant. Je ne sais pas trop comment le décrire.

- Un café noir, s'il vous plait.

Un café noir et un cookie

Je savais que je n'aurai pas dû entrer. Parce qu'à chaque fois, c'est la même chose. Mon coeur bat à un million de battements à la seconde et j'ai l'impression qu'il va éclater, sortir comme le bébé Alien du ventre des pauvre humain. C'est exactement ce qui se passe. J'ai l'impression qu'il grignotte jusqu'à mes os pour s'échapper de cette cage de calcium. Et c'est l'effet qu'elle me fait. Cleo. Comment on peut faire autant d'effet? Je me souviens de la première fois que je suis entré là. Le café était tout simplement sur ma route. J'avais une fuite d'eau chez moi, j'ai dû partir un peu en catastrophe et je n'ai pas pu prendre mon café, chez moi, donc, je m'étais arrêté, pour prendre à emporter, mais... Mais elle m'a fait rester. Quand je l'ai vu, quand j'ai posé les yeux sur elle, la toute première fois, j'ai su... J'ai su que je ne pourrais pas m'en passer. C'est pire qu'une drogue.

Je la regarde servir le client juste avant moi. Puis vient mon tour. La première fois, je voulais vraiment seulement, un café. Mais j'ai ajouté un cookie. Parce que ça m'a fait rester un peu plus longtemps au comptoir. Alors, depuis, je demande toujours un café. Seulement un café. Puis elle me demande si je veux quelque chose d'autre, ou elle me propose le cookie. Ca me fait rester plus longtemps. Je sais, c'est bête. Mais pour l'instant, je n'ai rien trouvé d'autres pour l'avoir en face de moi. Bon sang, ses yeux bleus quand ils se posent sur moi, c'est pire qu'une rafale de mitraillette ou pire que les éclats d'obus. Je hoche la tête lentement, pour confirmer qu'en effet je veux un cookie aussi.

- Et un cookie, oui.

J'ose même pas sourire, de peur de passer pour niais. Mais voilà qu'elle lache une nouvelle information. Ca s'embrouille dans ma tête. J'ai tellement l'habitude de... d'être habitué à la même chose, que là... c'est conflictuel. Si je refuse, elle le prendrait surement mal et... et je ne veux pas qu'elle le prenne mal! Je veux qu'elle... Alors il faudrait que je change mes habitudes. Mais c'est un terrain de guerre que je ne connais pas.

- Je... vais prendre les deux, Cleo. C'est gentil, merci.

Je paie toujours avec un billet, parce qu'elle est obligée de me rendre la monnaie, encore quelques secondes à passer avec elle, même s'il y a le comptoir entre elle et moi. Je regarde le café, déjà préparé. J'ose? J'ose pas?

- Je peux... l'avoir dans une tasse? Je vais le prendre ici.

J'ose.

Un café noir et un cookie

Je commande seulement un café. Pourquoi? Parce qu'il y a une petite voix dans ma tête qui m'a persuadé. Si je commande seulement un café. Elle me posera la question du cookie, vu que c'est la même chose que je prends, depuis des semaines et même des mois, chaque jour. Je passe alors quelques secondes supplémentaires en sa compagnie. Pourtant, alors que je la regarde préparer lesdits cookies, je me dis que je ne peux pas continuer ainsi. A venir là, quotidiennement, et à grapiller quelques secondes avec cette femme. Je veux plus. Mais je ne sais pas comment le lui dire, je ne sais même pas si c'est possible, je ne sais pas comment m'y prendre. C'est conflictuel à l'intérieur même de mon âme.

Donc je demande à ce que le café soit transféré dans une tasse. Et je hoche la tête lorsqu'elle me dit qu'ils sont délicieux. Je n'en doute pas une seule seconde. Je sais déjà que celui au chocolat est délicieux. Je me doute que celui à la framboise le sera tout autant. Elle me dit alors d'aller m'asseoir. Je vais donc prendre place, oubliant totalement de rester pour payer. Vu que j'ai changé la routine du matin, voilà que j'oublie quand même le plus important. Je pose mon derrière sur un siège qui fait face au comptoir, parce que je veux continuer de la voir. Je sens quelques regards sur moi. Surement qu'ils n'ont pas l'habitude de voir un militaire. Peut-être que je fais un peu trop sérieux. Je ne... sais pas quoi faire d'autre, à part attendre le retour de Cleo.

Je suis incroyablement nerveux. J'ai jamais ressenti ça. Heureusement que j'ai mes lunettes sur le nez parce que mon regard, invisible de tous, est fixé sur la jeune femme. Elle est tellement... bon sang qu'est-ce que j'aimerais arriver à lui parler. Dire... je ne sais pas quoi, mais lui dire un truc qui... je ne sais pas quoi je veux. J'ai l'impression d'être pitoyable à être ici, à espérer quelque chose qui n'arrivera jamais. Et finalement, elle arrive, elle pose la tasse de café avec la soucoupe devant moi et alors qu'elle soulève l'assiette avec les cookies pour elle aussi la placer sur la table, je tends la main afin de saisir la susnommée assiette, attrapant par mégarde sa propre main en même temps.

- M... J'ai failli dire merde! J'vous jure que j'ai failli dire merde. M-merci, Cleo. Je prends l'assiette, n'ayant pas le choix que de laisser échapper sa main. Puis je regarde le comptoir, j'ai pas envie de la voir là-bas. Mes mots sortent de ma bouche avant même de s'être formés dans mon esprit. Je peux vous offrir un café? Alors là... ALORS LA! T'en tiens une couche, mon pauvre O'Reilly. C'EST ELLE LA RESPONSABLE DE CE CAFE! Je veux dire... Qu'est-ce que je veux dire? Si... vous avez 5 minutes... Je montre le siège. Même si elle avait 5 minutes, O'Reilly, pourquoi est-ce qu'elle s'installerait là, hmm? Elle a des clients! Elle... Tu ne l'intéresses pas! T'es trop vieux et t'es pataud! Arrête de te faire du mal!

Un café noir et un cookie

Oui, ça arrive, mais je... je ne peux pas me permettre de... avec... avec elle, je... Une coloration rosâtre, bien plus prononcé que le rose naturel de ses joues commence à poindre. Je lui propose de prendre un café. Mais quel benêt! C'est elle la propriétaire du café, comment... comment est-ce qu'on peut demander ça à la proprio? Hmm. Elle va refuser, je sais qu'elle va refu... Hein? Elle veut bien? Je hoche la tête quand elle s'excuse quelques secondes pour aller se servir un cappucino. Ca, ça rentre dans ma cervelle de bêta. Elle aime les cappucinos... Bravo, O'Reilly, à quoi ça t'avance de savoir ça, jamais elle voudra... jamais elle... Mince, elle revient déjà, j'ai pas bouger un micro milimètre, seuls mes yeux, derrière les barrières sans tain ont suivi tous ses déplacements. Je hoche la tête lentement.

- Oui, militaire. Je suis Premier Sergent au Centre d'entrainement de Petaluma. C'est à une heure environ, d'ici. Et je suis Sergent-Instructeur, par la même occasion. J'enseigne les tactiques militaires et le tir. Avant ça, j'étais déployé sur pas mal de terrains de guerre.

Je ne me rends pas compte que parler de mon travail, ce que j'aime le plus au monde ne me pose aucun soucis et c'est au premier mot de ma réponse que j'ai redressé les lunettes sur mon crâne. Ca s'est fait tellement naturellement que je ne m'en suis pas du tout rendu compte. Je tourne la tasse quelques instants entre mes doigts avant de boire une gorgée. C'est brulant, mais tant pis, je ne vais pas le recracher, alors j'avale ne laissant rien paraitre. Je regarde les cookies et casse celui aux framboises. Cela me paraitra moins étrange d'attaquer par celui-là. Je machouille une bouchée.

- Il est... très bon, celui-là, également.

Mais je préfère quand même celui que je prends d'ordinaire, celui au chocolat. J'ai peur que le silence entre nous s'installe. Je ne sais pas quoi dire. j'ai jamais eu l'esprit à la conversation. Je parle généralement et uniquement quand cela est nécessaire. Quand je dois expliquer quelque chose, ou quand je dois répondre à une question. Mais balancer un "oh, il fait beau n'est-ce pas", un "brr, il ne fait pas chaud en ce moment", ça je ne sais pas faire. Mais là, je ne veux pas qu'il y ai de vide entre nous. Et j'ai peur qu'elle s'en aille. Je ne vais pas retourner sa question, vu qu'elle est là où elle travaille.

- Vous... C'est là que je me rends compte que mes lunettes ne sont pas sur mes yeux, mais perchées sur ma tête. Bon sang, je ne peux pas les remettre, ça ferait... Non, non, je ne peux pas. C'est vous qui les avez fait?

Un café noir et un cookie

Je grignote sans pouvoir quitter des yeux la jeune femme. C’est très difficile pour moi de la fixer ainsi, sans les lunettes. Il est vrai que j’ai souvent l’habitude de fixer les personnes des yeux, mais comme ils ne voient pas où je regarde, à cause des lunettes, cela les choque moins. Mais j’ai dû les enlever et elles trônent sur le sommet du crâne désormais, je ne peux pas les remettre sans une excuse valable non ? Alors je suis obligé de fixer Cleo du regard, parce qu’elle est tellement… tellement… rah, j’ai pas les mots. Elle m’hypnotise avec son regard si… magnifique.

- On… apprend à passer outre. On ne s’attarde pas sur les horreurs de la guerre. Mais oui… j’en ai vu des horreurs… Et on a beau être préparé, on a beau avoir appris à ne pas y faire attention, on a été dressé comme des machines, il n’empèche qu’on a un cœur et qu’on reste marqué.

Je ne parle jamais autant en une seule phrase. Cette femme est incroyable, elle arrive à me faire parler… c’est fou ! Elle ajoute, alors que j’ai parlé de ses cookies que c’est bien elle qui les fabrique, j’esquisse un tout petit sourire. Ca aussi, c’est exceptionnel. Même si ce sourire ne reste pas longtemps, il est tout de même là quelques secondes avant de disparaitre derrière la tasse de café que je porte aux lèvres. Je vois bien qu’elle cherche à faire la conversation et même si rester silencieux ne m’a jamais posé de problème, je comprends qu’elle doit trouver ça un peu… étrange. Je hoche doucement du chef.

- J’ai demandé à être affecté définitivement à la base, je ne repartirai pas. Mes parents n’ont pas une très bonne santé et j’en ai vu assez de la guerre, je préfère me contenter d’entrainer mes hommes et les nouvelles recrues. Il se peut qu’on fasse quelques missions courtes, mais cela ne sera plus jamais des longues missions. Je vais venir vous embêter tous les jours dorénavant. La montre au poignet sonne. Je regarde l’heure. Il faut que j’y aille. J’avale le café en quelques gorgées, d’un coup sec. Je dois y aller, Cléo, je ne peux pas me permettre d’arriver en retard. Le cookie à la framboise est englouti aussi, il reste celui au chocolat, je vais l’emporter. D’une main j’attrape le cookie, de l’autre, j’attrape la main de Cleo. Je ne sais pas trop pourquoi, mais il faut que je trouve une excuse. Merci, Cléo, je… Je sens le rose grimper sur les joues. Puis-je… v-vous inviter à diner, ce soir ?