Les cris de la petite Abigail ont vite rejoint ceux de son frère, né à peine quelques minutes avant elle. Une naissance le jour de Noël, c'est cool non ? Alors imaginez deux, ça devrait être encore mieux, non ? Non, justement. Parce que la mère de famille n'était pas prête à être mère, d'autant plus considérant les circonstances de la conception des deux petits. Ce n'est pas si surprenant, au final, que la mère d'Arès et Abigail ait préféré s'ôter la vie plutôt que continuer à s'occuper d'eux tous les jours. Pour Abigail et Arès, ça a été l'aller simple vers l'orphelinat où ils ont finalement été adoptés après quelques mois seulement. Globalement, ils n'avaient pas trop à se plaindre, tout se passait bien avec leurs parents adoptifs, si on ne comptait pas le fait qu'il y avait ce truc qui manquait, ce truc qu'Abigail avait identifié plus tard comme étant l'amour parental. Ce n'est pas tant que leurs parents les détestaient, Abigail savait très bien que ce n'était pas le cas, mais ce n'est pas non plus comme s'ils débordaient d'amour pour eux non plus. Mais en soit, ils n'en avaient pas besoin, ils étaient l'un avec l'autre, c'était tout ce dont ils avaient besoin. Tant qu'ils étaient ensemble, tout se passerait bien.

Enfin, ça c'était ce qu'Abigail croyait. Déjà, ça a été un peu compliqué quand Arès a commencé à s'éloigner et quand il a commencé à changer. Elle pouvait difficilement s'empêcher d'avoir la sensation que c'était de sa faute, que lui aussi l'abandonnait, même si la part consciente d'elle-même savait pertinemment que ce n'était pas le cas. Mais évidemment, comme toujours avec eux, ça s'était arrangé. Ils avaient discuté, beaucoup discuté, et ça s'était arrangé. De toute manière, à vrai dire, ce n'est pas comme si elle avait besoin de grand chose de plus venant de sa part, des excuses suffiraient toujours, sauf si c'était réellement grave, et ce n'était pas le cas ici. Ils avaient recommencé à passer tout leur temps ensemble comme si rien ne s'était jamais passé, et bon sang qu'est-ce qu'ils étaient bien comme ça.

Puis tout avait changé et ils ont violemment été séparés. Ils devaient rentrer ensemble, au lieu de ça elle est rentrée seule parce qu'il partait au sport et le premier des nombreux pires jours de sa vie avait commencé à ce moment-là. Une voiture qui klaxonne, ses pas qui accélèrent sous la surprise et d'un coup, une porte qui s'ouvre, une main qui se plaque contre sa bouche sans qu'elle puisse faire quoique ce soit. Elle s'est retrouvée à l'arrière d'un camion sans qu'elle ne puisse rien y faire, mais elle n'aurait jamais imaginé que ça aille aussi loin, elle n'aurait jamais imaginé que pour la première fois de sa vie, elle soit réellement terrifiée.

Ca avait duré dix mois, apparemment. Dix mois de torture, autant physique que mentale. Dix mois à entendre dire et répéter que sa famille ne la cherchait pas, dix mois à se faire frapper, dix mois à se faire violer juste quand l'idée plaisait à son ravisseur. Elle n'avait jamais osé essayer de s'enfuir, jusqu'à ce qu'elle doive le faire, parce qu'elle savait pertinemment qu'à chaque jour qui passait, sa vie était toujours plus en danger que la veille. Alors elle avait enfin osé, elle avait enfin essayé, quand il avait une nouvelle fois quitté sa maison en étant persuadé qu'elle ne bougerait pas. Mais elle avait bougé, elle était sortie et elle avait couru aussi vite qu'elle avait pu le faire, et elle avait débarqué chez un couple de personnages âgées qui ne l'avaient même pas reconnue, tellement l'affaire avait peu été médiatisée. Elle avait donné son nom, la police avait été appelée, et tout s'était arrangée. Et à ce moment-là, la vérité avait éclaté de son côté, elle n'avait fait la une des journaux que deux jours consécutifs, puis tout le monde avait arrêté de chercher à tour de rôle, ses parents en premier. La police avait continué, bien entendu, mais sans succès, puis tout avait été abandonné. Elle avait été laissée là-bas, à être autant blessée physiquement que psychologiquement, alors que tout le monde avait appris à faire comme si de rien n'était, comme s'il était évident qu'elle ne s'en sortirait pas.

Elle avait été ramenée chez elle après plusieurs jours à l'hôpital, et l'absence de son frère avait été encore plus évidente. Ses parents, jusque là, lui avaient dit que c'était mieux pour lui de ne pas la voir dans cet état, avec presque comme seule alliée la peau qu'il lui restait sur les os. Et, plus naïvement qu'autre chose, elle les avait crus, jusqu'à ce qu'elle rentre et qu'elle soit confrontée à une réalité supplémentaire : son frère n'était plus là. Une lettre laissée dans leur cachette, une destination, San Francisco. Des cris, beaucoup de cris d'ailleurs, avaient jailli entre ses "parents" et elle. Ce qu'elle avait à dire avait été dit, elle leur avait dit tout ce qu'elle ressentait vis-à-vis de la façon dont ils les avaient toujours traités, ce qu'elle ressentait vis-à-vis de leurs agissements quand elle avait été kidnappée, ainsi que plein d'autres choses. A la fin de l'histoire, elle était partie en claquant la porte derrière elle, une petite valise qui ne contenait que l'essentiel avec elle, et elle avait pris un bus jusqu'à San Francisco. Elle avait eu du mal à retrouver son frère, beaucoup de mal d'ailleurs, mais en s'adressant aux bonnes personnes, elle avait fini par le retrouver, et pour la première fois depuis presque un an, elle s'était enfin sentie complète.

Après ça, les choses étaient presque revenues à la normale, ils ne s'étaient plus séparés. Ils s'étaient débrouillés comme ils avaient pu, Abigail faisant changer son nom de famille dès qu'elle avait su que son frère l'avait déjà fait. Ils avaient appris à se débrouiller ensemble comme ils avaient déjà plus ou moins appris à le faire et ils avaient fini au lycée. Ca n'avait pas été évident, genre vraiment pas évident, mais ils avaient fait avec. Encore maintenant, elle se demandait ce qu'avait fait son frère pour que tout se passe "aussi bien", c'était limite surprenant. Elle avait essayé de lui poser la question plusieurs fois, mais il n'avait jamais vraiment dit quoique ce soit, ou à minima pas quoique ce soit de précis. Alors elle n'avait pas creusé, elle ne voulait pas creuser, surtout. Elle lui faisait bien trop confiance pour avoir besoin de lui poser mille et une questions sur le pourquoi du comment les choses se passaient comme ça entre eux.

Dès son diplôme de lycée en poche, elle avait rejoint l'académie de police. Elle ne s'était même pas posé la question pendant plus d'une seconde, elle savait déjà qu'elle faisait le bon choix. Et elle ne s'était pas trompée. Plusieurs années en tant que simple officier de police et elle avait enfin sauté le pas, elle avait passé l'examen pour devenir détective, ce qu'elle avait réussi à faire, merci bien. Son travail a toujours sa vie -en plus de son frère-, elle donne tout ce qu'elle a pour pouvoir aider autant qu'elle le peut, pour pouvoir résoudre les enquêtes sur lesquelles elle travaille, quitte à enchaîner les heures supplémentaires les unes après les autres. Elle n'a jamais cherché à rencontrer qui que ce soit. Evidemment, elle a déjà eu des aventures d'un soir, mais même elles n'étaient pas si fréquentes. Au final, elle était très bien toute seule, elle se suffisait à elle-même et, même si elle ne le dirait jamais à voix haute, c'était le meilleur moyen pour elle de ne pas souffrir.